Le procès du triple assassinat devait poursuivre jusqu’au 24 février. L’assassin présumé devait être jugé devant la cour d’assises spéciales de Paris. Il était accusé d’avoir tué Sakine Cansiz, cofondatrice du PKK et Fidan Dogan, représentante du Congrès national du Kurdistan, basé à Bruxelles, ainsi que la jeune Leyla Saylemez, membre du mouvement de la jeunesse kurde. Chacune avait reçu le 9 janvier 2013 trois balles dans la tête au centre d’information du Kurdistan, situé au 147 rue La Fayette. Omer Guney avait été arrêté au cours du même mois et envoyé à la prison de Fresnes.
UNE MORT SUSPECTE
Le 13 août 2015, la juge d’instruction antiterroriste Jeanne Duyé avait renvoyé devant les assises le turc Omer Güney qui avait alors 33 ans. Il était accusé « d’assassinats en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur », ainsi que « de participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un ou plusieurs crimes d’atteintes aux personnes en relation avec une entreprise individuelle ou collective ».
Dans le réquisitoire supplétif du 28 avril 2014, il était également accusé de « participation à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs malfaiteurs, d’un délit puni de 10 ans d’emprisonnement, en l’espèce une évasion avec usage d’armes ou de substances explosives. »
Mais près de quatre ans après, alors qu’on attendait le début du procès, son corps sans vie est sorti de la prison. Selon des sources judiciaires, il est décédé le 17 décembre 2016 dans un hôpital parisien, à l’âge de 34 ans. Les mêmes sources affirment qu’il était atteint d’une maladie grave au cerveau. Jusqu’ici, on n’avait encore jamais parlé de la dégradation de son état de santé. Son décès a mis fin de fait à la tenue de son procès. Alors que les familles des victimes attendaient la justice depuis quatre ans, la France n’a pas été capable une fois de plus de juger un crime politique commis sur le territoire français par des services secrets étrangers, selon un communiqué signé des avocats Sylvie Boitel, Antoine Comte, Virginie Dusen, Jan Fermon et Jean-Louis Malterre.
La mort d’Omer Guney a suscité de nombreuses questions. Pouvait-on considérer ce décès comme naturel ? Est-il possible que sa maladie soit manipulée pour qu’il soit mort le plus tôt possible ? Autant de retard dans cette affaire avait-il pour objectif d’attendre la mort de l’assassin présumé ? Comment serait-il possible que la tenue de son procès prenne fin, alors que dans le réquisitoire du parquet et dans l’ordonnance du juge d’instruction, le rôle du service de renseignement turc ( MIT) était clair. Si l’assassin est mort, pourquoi ne pouvait-on pas chercher et juger les commanditaires, alors que tous les éléments de l’enquête pointaient du doigt la Turquie ? À qui profite ce décès d’apparence suspect et programmé ? Quels sont les intérêts protégés ? Qui sont ces commanditaires protégés et pourquoi ? Le décès de l’assassin présumé a peut-être mis fin à la tenue de son procès, mais comment pouvait-on empêcher de s’interroger, d’avoir des soupçons, de poser des questions et de demander la justice ?
LES PROJETS D’ASSASSINAT DU MIT
Maintenant, revenons au début de l’histoire. Comment et dans quelles conditions ce triple assassinat a été commis ? Il y a de nombreux éléments clarifiés sur le profil de l’assassin des révolutionnaires et sur ses objectifs éventuels. Dans l’ordonnance de mise en accusation devant la cour d’assises, on évoquait ses liens avec le service secret turc et l’ordre qu’il a reçu pour des assassinats.
Né en 1982 à Sivas en Turquie, Omer Guney résidait en France. Il s’est marié en 2003 en Allemagne, et ce mariage dura sept ans. Pendant tout ce temps, rien ne montrait que lui, ses parents ou son entourage éprouvaient une quelconque sympathie pour les Kurdes. Il venait d’un milieu nationaliste turc. Vers la fin de l’année 2011, il quitte l’Allemagne pour revenir en France. Il devient ensuite l’adhérant de l’association kurde de Villers-le-Bel. À cette époque, l’association avait besoin d’un adhérent francophone possédant un permis de conduire. Profitant de cette occasion, l’assassin présumé s’est ainsi infiltré au sein de la communauté politique kurde, en se montrant « utile » pour les démarches administratives. Ensuite, nous constatons dans l’ordonnance du juge d’instruction, qu’il commençait à passer des appels téléphoniques cryptés aux sources dans le service de renseignement turc, en utilisant plusieurs téléphones portables et cartes SIM.
L’un des plus importants éléments du dossier de l’enquête est la publication d’un document le 14 janvier 2014 par la presse turque et kurde. Ce document portait la signature de quatre responsables du service de renseignement turc, O. Yüret, U.K. Ayik, S. Asal et H. Özcan. Cette note présentée comme celle du MIT était datée du 18 novembre 2012. Elle était rédigée comme un “ordre de mission” pour Omer Guney.
Portant la mention « secret », il avait été ordonné dans cette note de préparer toute activité « d’attaque/sabotage/attentat » contre les cadres de l’organisation kurde et qu’une somme de 6.000 euros lui avait été remise pour cela. La note se concluait par la proposition d’entreprendre une action visant « Sakine Cansiz alias Sara ».
LES PLANS D’ÉVASION
Au moment où ces documents fuitaient dans la presse, Omer Guney qui était surnommé « Source » par le MIT préparait un plan d’évasion à la prison de Fresnes. Lors d’une visite de « son complice » Ruhi S. venant d’Allemagne, une mesure de sonorisation du parloir d’Omer Guney avait été ordonnée. Omer Guney demandait à son interlocuteur d’aller au siège du MIT, sans mentionner ce nom. Ils communiquaient par écrit de manière discrète. Il demandait à Ruhi S. d’aller voir le « Bey » au sein du MIT et il parlait de « emanet » (dépôt), s’adressant à « maman ». Dans ce langage codé, maman désignait le MIT et Bey désignait un agent du MIT, selon les aveux de Ruhi S. entendu par les enquêteurs en janvier 2014 en Allemagne.
Lors d’une perquisition effectuée chez Ruhi S., trois photographies datant du 9 janvier 2014 et des documents manuscrits comportant notamment des plans d’évasion avaient été trouvés. Ce plan prévoyait manifestement une évasion depuis l’hôpital de la Salpêtrière lors d’une hospitalisation. C’est l’hôpital où il est décédé.
LA SCÈNE DES CRIMES
Conformément aux instructions reçues, il a accompagné Sakine Cansiz le matin du 9 janvier à la poste de Bobigny, avant de retourner au centre d’information du Kurdistan vers midi. Fidan Dogan et Leyla Saylemez étaient alors déjà au centre. Sakine et Leyla devaient partir en Allemagne en covoiturage à 13 heures 30. Après avoir exécuté les trois femmes, il croyait n’avoir laissé aucune trace derrière lui. Les contradictions dans ses premières déclarations lors des interrogatoires, les traces d’ADN et de poudre, ainsi que les images des caméras démontraient la réalité. Les images montraient qu’il était sorti du bâtiment à 12 heures 56. Il était la dernière personne à avoir vu les victimes. Il était entré deux fois à l’intérieur. Avant le dernier retour au centre d’information, il était descendu dans un parking souterrain, situé à 1 km du lieu du crime, sur la rue du Faubourg Saint-Denis, pour prendre un sac sombre dans le coffre d’une voiture. Selon le rapport d’autopsie, les crimes ont été commis vers 12 heures 30. Sakine Cansiz était fut la première à recevoir les balles, avant de s’écrouler au sol. Les deux autres ont été tuées à leur tour. Elles ont toutes les trois reçu trois balles en pleine tête. L’assassin a tiré la dixième balle dans la bouche de Fidan Dogan. Il quitte ensuite le bâtiment en se couvrant la tête alors qu’il ne pleuvait pas. Les enquêteurs ont également trouvé des logiciels espions dans les ordinateurs des victimes, ce qui veut dire que les victimes étaient déjà surveillées depuis longtemps par certains services. Les révélations sur ces crimes, les appels téléphoniques cryptés de l’assassin présumé et ses liens avec le service de renseignement turc démontraient que le triple assassinat était un crime étatique.
LA FRANCE N’A PAS ÉTÉ CAPABLE DE SURMONTER L’ÉPREUVE
Le procès devait commencer le 23 janvier. Cela coïncidait avec l’instauration du fascisme en Turquie et avec les nouveaux projets d’assassinat par le régime turc sur le sol européen. Récemment, les médias kurdes ont révélé certains projets d’assassinat contre les dirigeants kurdes en exil. Un agent turc déguisé en journaliste a été démasqué. Il projetait de commettre des assassinats, selon le journal Yeni Ozgur Politika, basé à Francfort. Les informations obtenues ont été partagées avec la police par plusieurs organisations kurdes, notamment en Allemagne où des milliers d’agents et d’informateurs sont au service du régime Erdogan.
Le procès à Paris était une épreuve pour les autorités européennes, surtout pour la justice française. Depuis les années 1980, l’État turc utilise le sol français comme une zone d’opération. Et les autorités françaises n’ont jamais prouvé leur volonté de juger des crimes politiques commis en France. La politique de criminalisation des pays européens envers les Kurdes et leurs relations basées sur des intérêts économiques et politiques avec la Turquie font peser une lourde responsabilité sur les épaules des dirigeants européens, à la fois dans les crimes commis en Turquie, au Kurdistan et en Europe. Ni la France, ni aucun autre pays européen n’a été capable jusqu’ici d’élucider un crime politique. Comme le dernier exemple dans le triple assassinat, les autorités françaises ont choisi la complicité. Quel avenir pouvait donner à ses citoyens un pays qui ne passait pas l’épreuve de la justice ? Combien de temps pouvait encore durer cette complicité ? Une chose sûre: tant que l’injustice se poursuit, les questions se multiplient et la lutte pour la justice se renforce.
du Maxime Azadi